François Lefaudeux


Polytechnicien (X59) et académicien des technologies, François Lefaudeux a une formation d’ingénieur du génie maritime. Au sein de la direction des constructions navales (DCN, Naval Group depuis 2017), il a été le spécialiste de la lutte sous-marine.   Article de François Lefaudeux publié dans La Jaune & la Rouge : La figure emblématique d’Éric Tabarly a donné à la voile de compétition un élan remarquable en France. Cet élan n’est pas retombé avec sa disparition prématurée, le secteur reste très vivant, avec grandes compétitions et tentatives de record se succédant à un rythme soutenu. La plus emblématique de ces compétitions est la coupe de l’America qui bénéficie de son aura historique et de sa démesure même : cela fait un siècle et demi que des fortunes s’y engloutissent pour dominer de quelques secondes le concurrent. REPÈRES    L’amélioration des records et celle des vitesses moyennes lors des compétitions montrent que l’architecture et la construction des voiliers continuent de progresser. Le sujet continue à passionner les jeunes de toutes origines. Ainsi, les spécialistes du secteur sont sollicités chaque année par les élèves des classes préparatoires qui désirent consacrer leur travail personnel à une question ayant rapport avec la performance des voiliers. De même, les élèves de l’École abordent régulièrement le sujet dans leur travail de recherche de groupe inclus dans la scolarité. Enfin, quelques-uns poursuivent en s’intégrant aux projets en cours. Même si on peut la comparer à la formule 1 en sport automobile, la coupe de l’America est un peu frustrante pour les architectes et les ingénieurs. En effet, ce type de compétition peut privilégier soit le duel d’hommes, soit le duel de techniques. La coupe de l’America a clairement choisi celui du duel d’hommes, et c’est très bien ainsi. La coupe de l’América bénéficie de sa démesure Mais cela veut dire a contrario que l’architecte et l’ingénieur doivent s’exprimer dans le cadre de contraintes extrêmement fortes. Pour en donner quelques illustrations parlantes : le poids est imposé à 20 kg près, le tirant d’eau au centimètre près, la hauteur du mât, son poids, son centre de gravité sont fixés, même la peinture de coque est imposée… Il ne reste donc que très peu de créneaux, très spécifiques — des points de détail -, sur lesquels se dépensent des sommes d’argent considérables pour, finalement, gagner quelques centièmes de nœuds, par exemple sur la forme et la matière des appendices. Créer et animer une équipe scientifique Simulation et expérienceLa simulation numérique, qu’il s’agisse d’aérodynamique ou d’hydrodynamique dans le domaine scientifique, la simulation de la marche du voilier dans la mer dans les différentes conditions océano-météorologiques rencontrées, dans le domaine applicatif, permettent d’orienter la conception paramétrique vers les solutions les mieux adaptées à tel ou tel programme de navigation. Cette simulation ne va pas sans quelques dangers, le principal étant celui d’un relâchement de l’esprit physique critique du scientifique et du bon sens de l’ingénieur en faisant une confiance aveugle aux simulations. Cela veut dire qu’il y a là aussi place pour de véritables ingénieurs et scientifiques ayant une solide expérience concrète de la mer, pour construire, exploiter et, encore plus, juger et apprécier les résultats de ces modèles qui incorporent, en un jeu gigantesque de poupées russes, de multiples sous-modèles dont la valeur intrinsèque, la précision et le domaine de validité doivent être bien appréhendés… L’expérience montre cependant que les équipes gagnantes sont bien celles qui, en plus d’une sélection et d’un entraînement particulièrement réussi des équipages, ont su créer et animer une équipe scientifique et technique interne au challenge, qualifiée et performante, ouverte sur le monde de la recherche des grandes universités de technologie. L’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) s’illustre particulièrement dans son soutien en matière d’aérodynamique et d’hydrodynamique appliquées au challenge suisse. Aucun des challenges français depuis plusieurs décennies n’a su monter une équipe technique propre ayant cette efficacité et sachant s’associer des participations extérieures significatives. Avec le peu d’argent disponible dans le domaine technique, de bien meilleurs résultats auraient pu être obtenus en associant dès le départ à l’équipe interne, et de manière ouverte, un ou plusieurs laboratoires de recherches académique et appliquée. Aucun challenge français sérieux n’aurait pourtant de difficultés à recruter de brillants jeunes chercheurs ou ingénieurs, par exemple polytechniciens, pour structurer l’organisation interne de l’équipe technique et, encore plus, créer, orienter et animer le réseau externe qui a toujours manqué aux challenges français. La créativité au cœur des courses transocéaniques Les courses et records transocéaniques sont, en moyenne, nettement moins richement dotés financièrement, mais sont plus motivants pour les architectes et les ingénieurs, l’expression scientifique et technique y étant nettement moins bridée. Pour ce qui concerne les courses transocéaniques, qu’il s’agisse de multicoques ou de monocoques, il y a naturellement un règlement de jauge qui assure, en principe, l’égalité des chances des équipages, mais dans un cas comme dans l’autre, il est nettement moins contraignant que le règlement de la coupe de l’America. Cette ouverture du règlement a permis au fil des ans une progression spectaculaire des performances. En effet, les architectes ont pu intégrer dans leurs réalisations les progrès en provenance de divers horizons, au premier rang desquels les progrès dans le domaine des matériaux et de leur mise en oeuvre pour réaliser des coques et des mâts beaucoup plus légers et des appendices ayant des profils moins épais, matériaux pour les voiles et méthodes de mise en oeuvre ” 3D” permettant d’atteindre une efficacité aérodynamique encore inespérée il y a une vingtaine d’années. À la frontière de la science et de la modélisation Le domaine des voiliers de record de traversées transocéaniques est différent de celui des courses. La différence fondamentale est qu’il n’y a plus la moindre contrainte de jauge et donc plus de garde-fou ! Le compromis est entre le budget et la capacité de l’équipage (solitaire éventuellement) à maîtriser l’engin dans les pires conditions. La seconde différence en découle, elle est dans l’approche du dimensionnement. Pour les voiliers entrant dans la jauge des courses transocéaniques (grosso modo ce que l’on appelle dans le jargon de la voile les soixante pieds, c’est-à-dire des bateaux de dix-huit mètres), si l’architecte et l’ingénieur font des calculs de structure, ils se fient aussi à leur expérience des réalisations passées : ils ont appris des défauts constatés sur les unités précédentes. Pour ces bateaux hors jauge, souvent aujourd’hui de plus de trente mètres, seul le calcul permet le dimensionnement. De bien meilleurs résultats auraient pu être obtenus en associant dès le départ des laboratoires de recherche L’extrapolation par un facteur de l’ordre de deux sur les dimensions linéaires (et de huit sur les déplacements) n’est pas possible, le pas à franchir est trop important. De plus, les efforts induits par la mer ne sont pas du tout proportionnels, sans, de plus, que l’on sache dire simplement et avec certitude ce qu’ils seront. Le problème réside donc plus dans la connaissance de l’hydrodynamique fortement instationnaire autour du voilier dans la mer que dans le calcul proprement dit : chacun sait maintenant mener à bien un calcul aux éléments finis, le hic est d’avoir les bonnes données d’entrée, cela reste actuellement à la frontière de la science et de la modélisation appliquée. L’industrie du recyclage possède donc de formidables opportunités de développement Trente ans de recherches sur l’Hydroptère L’Hydroptère dépasse régulièrement les cinquante noeuds. Pour les records transocéaniques, l’absence de règles permet en outre d’envisager des solutions radicales : c’est le pari qui avait été fait avec l’Hydroptère, fruit d’une évolution commencée, en France, avec Paul-Ricard, le dernier trimaran d’Éric Tabarly, finalisé en 1978, mais étudié depuis 1974–1975. L’idée était, pour augmenter notablement la vitesse, de faire “voler” le bateau sur des ailes portantes partiellement immergées : des foils. Le pari était trop ambitieux en 1978, les matériaux alors disponibles, à base d’aluminium, étant trop peu résistants. Il nous a d’ailleurs fallu plus de vingt ans pour comprendre l’essentiel des problèmes de stabilité, de contrôlabilité et de vitesse sous-jacents. C’est en conjuguant les recherches sur un voilier de record de vitesse pure Techniques avancées projet d’école de l’ENSTA, la maquette de faisabilité qui a précédé l’Hydroptère et l’analyse et l’expérience acquises suite aux difficultés rencontrées en navigation avec Techniques avancées et l’Hydroptère lui-même que nous avons pu franchir progressivement et successivement un certain nombre d’étapes dans la compréhension et imaginer les solutions pour faire face, notamment, à plusieurs types d’instabilités.L’Hydroptère a fait ses preuves dans le domaine de la vitesse pure mais pas encore dans celui des grandes traversées hauturières. De nouveaux concepts pour la vitesse pure Discipline de passionnés, méconnue du grand public, la vitesse pure à la voile se présente sous deux formes : les semaines de vitesse, sur le modèle de la très ancienne semaine de Weymouth et les tentatives de record au sens strict. Dans le premier cas, il s’agit d’une forme de compétition : est vainqueur celui qui a fait le parcours de 500 mètres, matérialisé par des bouées, le plus rapide de la semaine. Ces manifestations peuvent attirer des spectateurs, il y a des rebondissements au cours de la semaine en fonction de l’évolution des réglages apportés aux navires ou engins et des facéties de la météo. Kite surfer en action.  Plus de 50 nœuds pour des kite surf Les derniers détenteurs du record absolu de vitesse sont des kite surfers , c’est-à-dire des véliplanchistes utilisant non pas une voile mais une voilure de type parachute ascensionnel, ce qui leur permet d’employer une “planche” encore plus petite ! Est-ce à dire que l’architecte, le scientifique et l’ingénieur n’ont plus rien à dire dans cette discipline ? Certainement pas et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, une planche de vitesse n’est pas un engin rustique, loin de là ! Ses qualités de glisse dans ces conditions d’emploi doivent être excellentes, mais, surtout, elle doit assurer de manière efficace et stable la fonction anti-dérive, sans laquelle il n’y aurait pas de force propulsive ! L’aérodynamique du kite n’est pas non plus à négliger : il lui faut une bonne stabilité intrinsèque, notamment d’altitude, sinon le surfer aura du mal à contrôler son maintien dans l’eau, et, peut-être encore plus, la géométrie doit se déformer sous les rafales de manière à lisser la portance, là aussi pour permettre le contrôle de la voile et de l’équilibre d’ensemble du système… Les kite surfers visent maintenant les 100 km/h. Plusieurs mois d’attente du vent favorable Les tentatives de record sont des opérations beaucoup plus ingrates : les équipes recherchent les endroits, les spots, les plus propices à leur tentative, comme la côte namibienne ; ils y restent parfois plusieurs mois à attendre les épisodes de vent les plus favorables, bref rien de spectaculaire. Une tentative victorieuse de record ne dure que vingt secondes, elle se fait maintenant sur un parcours dématérialisé, le GPS remplaçant les anciens systèmes “physiques ” de mesure. Une efficacité aérodynamique encore inespérée il y a une vingtaine d’années Alors que le record de vitesse absolu a longtemps été détenu par un splendide catamaran d’une vingtaine de mètres, Crossbow II, ce record est détenu depuis le début des années quatre-vingt-dix par des engins — il est difficile de parler encore de bateaux — de plus en plus petits (voir encadré). Mais il n’est pas sûr que les ” navires ” aient dit leur dernier mot. L’Hydroptère a porté le record des navires à 47 noeuds. Alain Thébault, son équipage et l’équipe scientifique et technique centrée sur l’EPFL espèrent faire encore nettement mieux. Le principal point dur technique pour progresser est la maîtrise des foils cavitants (supercavitants, superventilés, etc., plusieurs solutions sont en concurrence). Comme pour les voiliers transocéaniques pour la connaissance de l’interaction mer-voilier, on est là à la frontière de la science et de l’application, la cavitation étant un problème multiphasique riche en instabilités. L’équipe de l’EPFL qui travaille ce sujet comprend plusieurs jeunes polytechniciens absolument passionnés par ce travail de pionnier. La logique des effets d’échelle Alors que l’Hydroptère avait été dessiné initialement pour environ 30 noeuds, sa version actuelle dépasse en pointe régulièrement les cinquante. Dispose-t-il encore d’une marge de progression importante ? Les avis divergent sur ce point. Une tentative de record ne dure que vingt secondes Il est vraisemblable que, même si l’Hydroptère dispose d’une marge lui permettant de dépasser la moyenne de 50 nœuds sur 500 mètres, des voiliers plus petits spécifiquement étudiés auraient un potentiel encore plus important. L’argument le plus fort à l’appui de cette remarque est simple : il s’agit de la logique des effets d’échelle. La puissance des voiles est proportionnelle au carré des dimensions et la masse du bateau au cube. Cela veut dire que l’espoir est grand, même si l’Hydroptère arrive à battre les kite surfers, qu’il puisse lui-même être battu ultérieurement par un voilier plus spécifique. Cela maintient donc ouvert, pour longtemps encore, ce domaine de la conquête de l’inutile, mais que d’émotions et de passion !  

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